• Chronique d'un enfer ordinaire

    Avant.

    14h30. 16h. 17h15. 18h. Ca fait des heures que tu tournes en rond pour l’éviter. Tu essayes de penser à autre chose. De t’occuper. De lire ou de regarder la télé. Tu as même essayé de dormir. Mais rien n’y fait. Ce sourd sentiment de mal-être gronde au fond de toi, envahissant tout ton corps. Il te faut l’étouffer, ce n’est plus supportable. Si tu ne fais rien, quelque chose d’horrible va se passer, c’est trop angoissant d’attendre. Alors tant pis, tu te lèves et tu y vas. Sans prendre le temps d’enfiler quelque chose de convenable ou de te coiffer un peu. Tu prends de quoi payer et tu sors. Vite. Pour ne pas penser à ce que tu fais. Car tu sais que tu ne dois pas, tu t’en veux déjà avant d’y être. Mais c’est le seul moyen pour faire taire ces idées sinistres et douloureuses qui creusent dans ta tête.

    Pendant.

    Ce n’est pas loin. Mais ça n’est pas important : dans ces moments-là tu es capable de faire plus de trajet pour aller là où il faut. Tu l’as déjà fait plusieurs fois par le passé, même si tu n’en es pas très fier. Te voilà franchissant la porte d’entrée. Tu essayes encore bien de tout arrêter par un « qu’est-ce que je fous là », mais tu es si près du but, du silence intérieur, que c’est plus fort que toi et tu avances. A petits pas, sans savoir sur quoi t’arrêter. Enfin si. Il faut que ce soit rapide. Riche. Et en quantité. Il n’y a que ça qui fonctionne. Tu sais déjà à quelles allées te rendre. Une fois que tu y es, tu te dis que tout peut faire l’affaire. Alors tu tentes de temporiser en « écoutant tes goûts », en te rabattant sur le moins cher ou sur ce qui demanderait un peu plus de préparation. Ou encore sur le moins riche parmi les riches, car c’est déjà dur de foutre en l’air les efforts passés, alors si tu peux quand même un peu sauver les meubles… « Tout ça, c’est des excuses. Tu es faible, nul, tu ne changeras jamais. » Ca te martèle les tempes et vient amplifier le mal qui monte de tes entrailles. Tout ça ne dure que quelques fractions de secondes, ton combat est imperceptible. Tu n’hésites plus, tu te rabats sur ce que tu as à portée de main et tu vas payer. Il faut bien au moins tout ça...

    Après.

    Après, c’est le pire. Tout est dans le sac, la culpabilité en bonus. 30€. Juste pour un one shot. C’est bien trop. Ca aurait pû être bien plus. Il est aussi arrivé que ce soit beaucoup moins. Mais ce n’est jamais mieux. Tu te dépêches de rentrer chez toi, à l’abri de ces regards qui ne soupçonnent rien mais qui font mal. Toi qui aimes tellement les gens et les surprises, tu arrives chez toi soulagé de n’avoir croisé personne et de n’avoir aucune invitation à laquelle répondre. Tu déballes tout. Vite. Tes gestes sont frénétiques, comme si ça faisait une éternité. Du pot de sauce crue que tu entames seule à la cuillère à soupe aux morceaux de viande tout juste cuits que tu engloutis avec les doigts, en passant par le paquet de gâteaux sucrés que tu dévores à moitié avant de piocher dans le paquet de biscuits salés déjà ouvert à côté, plus rien ne compte, il faut faire taire cette voix, cette émotion, cette sensation, cette pensée, ce sentiment, ce malaise assourdissant, paralysant. Tu veux du silence, de la paix, de la quiétude, le calme intérieur. Et tu sais que Ca ne va rien régler mais que, au moins, ton mal va s’atténuer. Un peu. Un bref instant. C’est mieux que rien. Tu espères que ce sera suffisant pour te permettre de reprendre le dessus ensuite. Mais tu sais. Tu sais que c’est faux, et que ça recommencera. Ca recommence toujours, à un moment ou un autre, tu te sens dépassé et tu finis par céder. Même après des mois voire des années d’efforts intenses, longs et coûteux. C’est un cercle vicieux que tu penses à chaque fois avoir maitrisé mais dans lequel tu finis par retomber, plus profond encore. Ton mal de départ a cédé un peu de terrain mais cette pensée-là, elle, ne te lâche plus. C’est elle que tu essayes d’étouffer maintenant. Vite, vite, vite. Il faut se remplir et la noyer, peu importe ce que tu avales, dans quel ordre, comment. Tu te vois tout enfourner dans ta bouche mais tu ne ressens rien. Pas de goût, pas de plaisir, pas de sensation de faim, pas d’envie. Peut-être du dégoût. Et de la culpabilité. Toujours de la culpabilité. Et de la honte. Tu essayes de te rassurer devant la quantité de poison en te disant que ton corps ne supportera pas, que ça fait trop de toute façon. Mais ton corps n’est pas ton allié, et sa traitrise est grande. En une heure de temps, tu t’es enfilé l’équivalent de plusieurs repas. Te voilà seul devant tes emballages vides, ton corps débordant et ton mal sifflant à nouveau à ton oreille, avec un arrière-goût de « j’ai encore craqué, je suis vraiment nul ».

    Tout le temps.

    Certains se tournent vers l’alcool ou la drogue, d’autres vers le sexe. D’autre encore se mutilent. D’aucuns ont même réussi à s’abandonner à des poisons socialement acceptables : le sport, le travail, … Toi, ta sortie de secours, c’est la nourriture. Elle n’est ni socialement acceptable, ni horrible, elle n’est même pas envisagée comme un Mal par les Autres. Pour eux, tu es juste gourmand, tu manges juste trop, ou juste mal. Tu es dépensier ou tu n’as pas le sens des priorités. Mais surtout, tu es 100% responsable, et tu as bien raison de te flageller. Car un sportif accro, c’est pas trop grave, « c’est sain ». Un alcoolique qui galère, c’est normal « parce que c’est dur d’arrêter ». Toi, tu manques juste de volonté. Les efforts silencieux que tu fournis entre deux crises ne sont pas de vrais efforts, c’est « un comportement normal ». Et si jamais, épuisé par ces montagnes russes émotionnelles et alimentaires, tu finis par te laisser submerger par une envie de Fin Ultime, ce n’est pas un appel à l’aide que tu exprimes : tu exagères. Alors tu t’isoles, tu te coupes du monde, du beau et du bien. Tu t’enfermes intérieurement avec ton bourreau. Et tu attends de voir lequel de vous deux succombera le premier.

    Moi, ça fait 18 ans que ça dure. Je faiblis.

    « Une petite faim?Les réunions – Cyprien »

    Tags Tags : , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :